L’utilité publique via le graphisme existe au moins depuis le moment où on a cherché à communiquer de l’information aux citoyen.es. : Les débuts de l’imprimerie au XVe siècle, quand les crieurs ont laissé place aux supports de communication imprimés.
Définitions
Selon Marsha Emanuel “Il a fallu attendre une prise de conscience (…) directe des liens entre le graphiste, le commanditaire et la société” pour qu’on parle de graphisme d’utilité publique.
Un graphisme est dit « d’utilité publique » quand la commande provient d’une institution ou d’un organisme public (État, ministère, région, municipalité ou initiative publique particulière) ou d’une association reconnue d’utilité publique. L’État peut également reconnaître qu’une association ou une fondation présente une utilité publique, ce qui lui permet de bénéficier d’avantages spécifiques et lui confère aussi une légitimité particulière.
L’expression « d’intérêt général” désigne, quant à elle, la finalité d’actions ou d’institutions censées intéresser et servir une population considérée dans son ensemble.
« Le bien en politique, c’est la justice, c’est-à-dire l’intérêt général ». Aristote
Ces définitions sont sujettes à polémique et à contestation et on peut également questionner la légitimité de l’état à déterminer ce qui est utile ou non pour tou.tes les citoyen.es. Dans certaines pratiques graphiques ont cherche justement à s’émanciper de l’autorité de l’Etat ou de certains régimes politiques, à revendiquer, à contester, à promouvoir d’autres alternatives.
“Que le financement d’un projet soit privé ou public, l’important c’est l’éthique”. Marsha Emanuel
En quoi ça consiste ?
Le graphisme d’utilité publique a pour but premier d’informer les citoyen.es. et les usager·ères et les aider a évoluer dans l’environnement public.
Il s’étend à une multitude de supports : signalétique publique, routière, monnaie, timbres fiscaux, formulaires administratifs, documents officiels, cartographie, systèmes d’identité graphique etc…
« Dans le graphisme d’intérêt public, s’il y a à annoncer, il n y a rien à vendre. Il ne s’agit pas d’objet marchand ni de propagande. » Marsha Emanuel
« Une affiche, c’est la prise de possession d’un message public par un individu (…) C’est l’investissement individuel dans un acte d’échange collectif« . Pierre Bernard
Quelques exemples de design d’utilité publique :
Mai 68 en France : retour du graphisme engagé
En mai 1968, naissent des ateliers populaires durant lesquels les élèves des Beaux Arts et des Arts déco créent un bon nombre d’affiches pour soutenir la lutte populaire.
L’Institut de l’Environnement
La même année, le gouvernement accueille les enseignants du Bahaus allemand à Paris (célèbre école d’architecture, de design, et de communication au bord de la fermeture définitive).

On fait construire grâce (notamment à André Malraux), l’Institut de l’Environnement, une sorte de Bahaus français.
Ces évènements marquent une profonde rupture avec la tradition des Arts Déco, centrée sur le style et le mobilier, qualifié de design élitiste et bourgeois.
On parle alors d’un design qui s’étend à tou.tes les citoyen.nes et qui vise à améliorer la vie de façon globale (technologie, espace public, transports…).
Bernard, Paris-Clavel et Miehe 3 élèves de l’ENSAD (Arts Déco) qui avaient participés aux ateliers populaires rejoignent alors l’Institut de l’Environnement.
« Ce qui nous intéresse, c’est la propagande, la problématique gauche-droite en France par les images. Nous avons donc choisi ce sujet de recherche, et nous avons été acceptés. Payés pour être étudiants-chercheurs, nous étions très heureux de ce statut. D’un seul coup, alors que je me sentais encore un élève des Arts déco, c’est à dire un peu artiste et puis démerde-toi, nous devenions des étudiants sérieux avec des connaissances à acquérir. »
On assiste alors à la naissance du collectif Grapus, nom donné d’après leur réputation de ‘Crapule Stalinienne’: crap-stal et leur fonction de ‘graphiste’.
Grapus
Dans les années 70, Grapus s’oppose donc à la l’omnipotence de la publicité et produit pour les associations culturelles, et sociales, et selon leurs convictions communistes.
Texte de présentation du collectif lors d’une exposition :
“Créateur collectif dans une société qui ne révère que l’individualisme, dans laquelle les artistes sont divisés, opposés, hiérarchisés, marginalisés, – seuls ! – pour lutter contre l’aigreur et le découragement, pour regarder en face l’absurdité honteuse qui ne veut pas mourir (…) POUR APPRENDRE ! Faire de la communication sociale dans une société où tout se publicite c’est combattre l’idée que la culture est élitaire, le syndicalisme démodé et la politique sale !
Mais aussi convaincre des culturels, des syndicalistes, des camarades d’investir une part importante de leur budget d’austérité pour exprimer leurs idées, les populariser dans une relation d’émotion nouvelle, donc hasardeuse, combattre la langue de bois sans lui substituer le miel publicitaire. Les paroles du changement sont encore à trouver, à sculpter, à peindre, à mettre en musique, en poème, en vibration… Alors viv(r)e la dialectique avec fromage et dessert”.
Au niveau stylistique, la tendance est au minimalisme suisse et notamment dans la publicité.
Là encore, Grapus nage à contre-courant avec une approche beaucoup plus artistique et pratique plutôt impulsive et ludique du design. Acte gratuit contre graphisme payant, style suisse, droit, lisse, contre textures et couleurs et dessin à la main contre photographie commerciale.
L’aventure Grapus réunit de nombreuses figures du graphisme français et dure une vingtaine d’années mais après avoir conçu de grandes identités visuelles institutionnelles (La Vilette, le Louvre…), les fondateurs commencent à vouloir voguer vers de nouveaux horizons : Alexander Jordan crée le Bar Floréal, un lieu dédié à la photographie; Gérard Paris-Clavel et Vincent Perrottet forment les Graphistes associés et initient l’association Ne pas plier, Pierre Bernard lance l’Atelier de Création Graphique et Alexander Jordan, Nous travaillons ensemble.
1990 marque la fin du collectif.
Et maintenant ?
Depuis près d’un siècle, le graphisme sert tout un tas de causes politiques et sociales : luttes anticoloniales, pacifisme, contestation sociale, droits de l’homme, droit des femmes, écologie, mouvements antinucléaires, identité et culture…
Aujourd’hui « la nécessité d’un graphisme d’utilité publique existe comme jamais, si ce n’est plus. Partout il y a place pour un graphisme beau, intelligent et digne. Peu importe le nom qu’on lui donne”. Marsha Emanuel
“J’ai l’audace de penser que, aux côtés des chercheurs, des scientifiques, des ingénieurs, des sociologues ou des entrepreneurs, les designers sont déterminants pour penser et rendre intelligibles, utiles et agréables, ces alternatives qu’il ne faut plus, à présent, tarder de proposer” Ramy Fischler
Les conditions de travail liés à la commande publique sont frustrantes : difficulté à suivre une politique sociale et culturelle sur le long terme, commanditaires non initiés au design et incompréhension, systèmes de fonctionnement absurdes et contraignants… Tant de raisons qui font passer des productions sensées être d’utilité publique à côté de leur objectif.
Ceci étant dit, travailler dans le public reste passionnant tant il y a à faire. Et quel sentiment d’accomplissement quand notre travail à un impact positif !
D’autre part, dans le secteur privé il est toujours possible de faire réfléchir les entreprises sur leur raison d’être, leur donner une direction mettre en place des actions à impact positif, promouvoir une communication responsable, planter des graines pour faire évoluer leurs produits ou leurs services, créer de la cohérence, leur faire prendre conscience de leurs responsabilités sociales et environnementales.
Créer des supports de communication bénévolement pour des assos ou par convictions personnelles et aussi une manière de contribuer et d’informer le public sur les causes qui vous animent.
Ami.es graphistes, soyons “gupistes” !
Utilisons les contraintes environnementales et sociales pour nourrir nos productions, créons pour et avec le changement.
On ne peut pas ignorer une certaine démocratisation de la création graphique depuis les années 2000
Aujourd’hui on peut créer son affiche sur Canva sans avoir suivi de formation particulière tant qu’on est un peu à l’aise avec l’informatique sans parler de l’IA générative qui va toujours plus loin en matière « d’innovation ».
Les réseaux sociaux sont également devenu un espace d’expression semi-public à part entière.
Ces nouveaux paradigmes ont démocratisé l’expression visuelle et le graphisme dans sa globalité mais cela soulève aussi des enjeux éthiques, où l’impact du message se mêle à la rapidité de diffusion et à la puissance de l’automatisation, rendant crucial le rôle de la réflexion et de la responsabilité dans la création.